Mitre dite de Jacques de Vitry
Objet IRPA : 10138289
Provenance : Prieuré Saint-Nicolas d’Oignies – Trésor d’Hugo d’Oignies
Institution : Namur, Musée Provincial des Arts Anciens du Namurois (TreM.a). Trésor d’Oignies
Datation : 1216 (ca) – 1230
Origine : probablement atelier anglais
Dimensions : La base du triangle mesure 28 cm, la hauteur 17 cm, et les fanons 61 cm.
Appartenant au Trésor d’Oignies, considéré comme une des sept merveilles de Belgique, cette mitre faisait vraisemblablement partie d’un ensemble d’objets légué au prieuré d’Oignies vers 1243 par le cardinal-évêque Jacques de Vitry. Réalisée en samit de soie, la mitre est entièrement recouverte de broderies historiées réalisées au fil d’or. Figurant le martyre de saint Laurent et l’assassinat de l’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, son iconographie est le témoignage du succès de ce thème, produit en série dans les ateliers de brodeurs, et de la dévotion au saint dans l’Europe du XIIIe siècle.
Contents
Forme, matériaux et technique de mise en oeuvre
La forme triangulaire de la mitre, ses dimensions et ses proportions sont caractéristiques des mitres de l’époque. Elle est réalisée en samit de soie, dont la couleur blanche originale a jauni, et recouverte de broderies historiées réalisées au fil d’or. Le samit est une soierie d’origine proche-orientale, très réputée et qui jouit d’un grand prestige durant tout le Moyen Âge. On l’utilise entre autres en paramentique et dans les coussins, carreaux ou riches vêtements (1).
Par rapport aux mitres contemporaines, qui présentent un circulus – galon circulaire ornant le bord inférieur comme un diadème – et un titulus – frontal d’orfroi qui s’élève à angle droit du milieu du circulus jusqu’à la pointe de la mitre –, la mitre de Jacques de Vitry présente des scènes historiées sur la totalité des deux faces. Des personnages et broderies décoratives ornent les fanons. La face avant est amputée d’un bon tiers de la base gauche du triangle.
La mitre est brodée de fils d’or couchés sur la soie, horizontalement et verticalement et fixés selon la technique du couché rentré. Il s’agit d’une couchure dont le point de fixation, en lin, vient du revers pour saisir régulièrement le fil métallique, entrainant la formation d’une boucle au revers. Sur l’avers, on voit le fils métalliques disparaître puis réapparaître (2). Ce procédé présente l’avantage d’être économe en fil précieux. Les lignes intérieures sont dessinées au point fendu. Ce point, exécuté en ligne, consiste à faire un point puis à repiquer dans ce fil, au milieu de manière à écarter les brins en V (3). Les contours sont soulignés au point de cordonnet : un bourrelet exécuté sur un fil de rembourrage posé au point avant, sur lequel vient tourner un fil transversal qui pénètre dans le tissu puis réapparaît et se juxtapose au point précédent (4).
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- (1) Elisabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod et Martine Chavent-Fusaro, Les étoffes. Dictionnaire historique, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 1994, p. 339 ; Fanny Van Cleven et Ina Vanden Berghe, « Les samits monochromes », dans Jacques Pycke (dir.), op. cit., p. 101-103.
- (2) « Annexes. Points de broderie », dans Christine Descatoire (dir.), L’art en broderie au Moyen Âge. Autour des collections du Musée de Cluny, catalogue d’exposition, Paris, Musée de Cluny, 24 octobre 2019 – 20 janvier 2020, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2019, p. 135-135.
- (3) Ibid., p. 134-135.
- (4) Ibid., p. 134.
Iconographie
Les scènes représentent deux martyres : À l’avant, celui du diacre Laurent, exécuté lors de la persécution de Valérien en 258. La légende rapportant qu’il fut supplicié sur un gril, il est généralement représenté avec cet attribut. On ne voit plus que la partie inférieure du corps et deux bourreaux, armés de fouets et de piques fourchues, courbés et qui maintiennent le supplicié. À la pointe de la mitre, une main bénissante surgit des nuages et une inscription confirme l’identité du saint : S[an]C[tu]S LAVRENCIUS.
L’autre face, complète, représente l’assassinat de Thomas Becket, archevêque-primat de Canterbury, dans sa cathédrale, par trois chevaliers en armes. Il tombe, frappé dans le dos, devant l’autel très orné et pourvu du ciboire et de chandeliers alors même qu’il est en train de célébrer la Messe. Une inscription précise aussi l’identité de la victime : S[an]C[tu]S THOMAS. Dans chaque angle inférieur de la mitre, un arbre est dessiné de façon très schématique et l’angle supérieur est également occupé par une main bénissante identique qui surgit des nuages.
L’assassinat de l’archevêque, en 1170, dans de telles circonstances, après un grave conflit d’autorité avec Henri II Plantagenêt, suscite un vif émoi dans toute la chrétienté et un vaste mouvement de dévotion populaire. Thomas Becket est canonisé en 1173. L’assassinat de Thomas Beckett est un thème iconographique très largement répandu dès la fin du XIIe siècle. Cette image se diffuse à travers tous les médiums – broderies, sculptures, miniatures, ivoires, châsses émaillées, vitraux, etc. – et est souvent produite en série, comme c’est probablement le cas pour cette mitre.
Les fanons, longs rubans qui pendent à l’arrière de la mitre, sont légèrement évasés vers le bas et sont brodés de deux personnages superposés. La figure du bas est couronnée et vêtue d’un long manteau. Celle du haut est présentée tête nue. Les traits et les plis, les accessoires sont brodés au fil d’argent maintenus par des fils d’or. Le haut des fanons est décoré de tigelles en crosse, alternées avec des lunules.
Histoire de l’objet
L’origine de la mitre a été beaucoup discutée. La Sicile a été évoquée car cette région était un centre de broderie aux XIIe-XIIIe siècles. Cependant, il est plus vraisemblable qu’elle ait été produite dans les ateliers anglais après 1173, date de la canonisation de saint Thomas Becket, et peut-être en série (5). Cette composition en particulier se retrouve à plusieurs reprises, avec quelques variantes. Elle a probablement pour origine une miniature dont un exemple est donné dans le fol. 32 r° du Manuscrit Harley 5102 (Londres, British Museum) (6). Il semble qu’il y ait eu une production de plusieurs de ces mitres, reprenant cette composition, dans les ateliers anglais dans le but de diffuser le culte de saint Thomas Becket.
Cette mitre faisait vraisemblablement partie de la chapelle léguée au prieuré d’Oignies (7) vers 1243 par le prélat Jacques de Vitry. Ce dernier naît entre 1160 et 1170 dans la région de Reims. Il se rend à Oignies pour y rencontrer Marie, une béguine mystique dont la réputation de sainteté est grande. Elle l’incite à entrer au prieuré des chanoines de Saint-Augustin d’Oignies (8). Il devient son ami et confesseur. En 1210, il est ordonné prêtre à Paris. Marie d’Oignies meurt en 1213 et Jacques de Vitry part pour la Terre Sainte. En 1216, il est nommé évêque de Saint-Jean-d’Acre. Il ne peut donc avoir été en possession de cette mitre avant cette date puisque la mitre est l’apanage de l’évêque. Après un passage en terre liégeoise auprès de l’évêque Hugues de Pierrepont, il termine sa vie en tant que cardinal-évêque de Tusculum (Frascati - Rome) en 1240.
La mitre est signalée dans trois inventaires réalisés à Namur en 1628, 1648 et 1724, ainsi qu’une autre mitre en parchemin, parmi des objets d’orfèvrerie ayant appartenu au cardinal-évêque Jacques de Vitry (9). Elle fait partie des trente-deux œuvres du Trésor d’Oignies classées par la Fédération Wallonie-Bruxelles, appartenant pour la plupart au domaine de l’orfèvrerie (10) et considéré comme une des sept merveilles de Belgique. Cet ensemble a été conservé au prieuré d’Oignies jusqu’à la révolution française. Il a échappé aux réquisitions révolutionnaires grâce au dernier abbé qui le confie à des fermiers de Falisolle, où il est emmuré. En 1818, à la mort du propriétaire, la veuve le confie aux Sœurs de Notre-Dame de Namur. En 2010, face aux difficultés que représentent la garde, la sécurité et l’entretien, la Congrégation décide de céder le trésor à la Fondation Roi Baudouin qui en devient pleinement propriétaire. Elle les confie en dépôt à la Société archéologique de Namur, qui les expose au TreM.a. Les deux mitres signalées dans les inventaires sont conservées dans les réserves (11).
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- (5) Voir la rubrique « Objets en lien ».
- (6) Robert Didier et Jacques Toussaint (dir.), Autour de Hugo d’Oignies, coll. Monographie du Musée des arts anciens du Namurois, 25, cat. exp., Namur, Musée des Arts anciens du Namurois, 29 mai - 30 novembre 2003, Namur, Société archéologique de Namur, 2003, p. 274-275.
- (7) Une chapelle prélatice ou épiscopale est constituée de tout le matériel nécessaire au prélat pour exercer les fonctions de son ministère. Elle comprend quatre parties : les parements et insignes sacrés liturgiques, les livres liturgiques, les linges et les vases liturgiques. Bernard Berthod, Gaël Favier, Élizabeth Hardouin-Fugier, Dictionnaire des arts liturgiques du Moyen Âge à nos jours, Châteauneuf-sur-Charente, Frémur Éditions, 2015, p. 176-177.
- (8) Aujourd’hui commune d’Aiseau-Presles, dans la région de Charleroi.
- (9) Robert Didier et Jacques Toussaint (dir.), Autour de Hugo d’Oignies, coll. Monographie du Musée des arts anciens du Namurois, 25, cat. exp., Namur, Musée des Arts anciens du Namurois, 29 mai - 30 novembre 2003, Namur, Société archéologique de Namur, 2003, p. 401-404.
- (10) Jacques Toussaint, « Trente-deux œuvres du trésor d’Oignies. Hugo d’Oignies, son atelier et l’atelier d’Oignies », dans Trésor classés en Fédération Wallonie-Bruxelles, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2015, p. 95.
- (11) Voir la rubrique « Objets en lien ».
Objets liés
Quatre de ces mitres sont conservées, réalisées dans les mêmes matériaux, avec des techniques identiques. Seule l’iconographie diffère légèrement.
Une mitre offerte selon la tradition au monastère de Seligenthal dans le Saint-Empire près de Landshut par la duchesse Ludmilla est conservée au Bayerisches Nationalmuseum à Munich. Datée de la même époque que la mitre namuroise (1170-1240), elle est faite de soie brodée de fils d’or et utilise les mêmes techniques de couché avec fils rentrés. Elle est entière ainsi que son décor. L’iconographie représente la Lapidation de saint Étienne sur une face et le Meurtre de saint Thomas Becket sur l’autre. Quelques détails différencient les deux scènes du meurtre de Thomas Becket. Si les trois chevaliers sont armés et vêtus de la même manière, c’est le premier qui frappe Thomas qui lui fait face. Mais la scène se déroule devant l’autel également pourvu du ciboire. Le décor de l’autel est travaillé avec moins de recherche.
La seconde mitre du Trésor conservée à Namur présente aussi un intérêt tout particulier : il s’agit de l’unique mitre en parchemin conservée. La peinture, sur fond d’or, relève de l’étude de la miniature. Mais sa forme et ses dimensions respectent les modèles de l’époque. La base de la mitre mesure 28 cm, la hauteur, 22 cm et les fanons 58 cm. Les dessins reprennent la position des orfrois. Sur le circulus, une colonnade d’arcs surbaissés sert de décor aux douze apôtres nimbés. Le titulus présente trois médaillons superposés : en haut la Vierge, au milieu le Christ bénissant. Celui du bas montre un évêque mitré qui tient sa crosse. Les bandes obliques imitent des orfrois ornés de gros cabochons. Jacques de Vitry ne peut avoir possédé cette mitre avant 1216. Son origine reste discutée : les miniatures ont pu être rapprochées d’un atelier du nord de la France, mais il a pu la commander en Italie ou l’acquérir à Saint-Jean d’Acre où il était évêque. L’impression de richesse et l’éclat de l’or sur le parchemin conduisent à penser qu’elle était réservée aux cérémonies solennelles (12).
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- (12) Robert Didier et Jacques Toussaint (dir.), Autour de Hugo d’Oignies, coll. Monographie du Musée des arts anciens du Namurois, 25, cat. exp., Namur, Musée des Arts anciens du Namurois, 29 mai - 30 novembre 2003, Namur, Société archéologique de Namur, 2003, p . 272-274.
Bibliographie
- Roger Aubert « Jacques de Vitry », in Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastique, Paris, Letouzey et Ané, 1995-1997, vol. 26, cols 771-772, in Brepolis Enyclopaedias.
- Bernard Berthod, Gaël Favier, Élisabeth Hardouin-Fugier, Dictionnaire des arts liturgiques du Moyen Âge à nos jours, Châteauneuf-sur-Charente, Frémur Éditions, 2015, p. 176-177.
- Ferdinand Courtoy, « Le trésor du prieuré d’Oignies », in Bulletin de la Commission royale des Monuments et des Sites, Tome 3, Bruxelles, 1952, p. 216-221.
- Robert Didier et Jacques Toussaint (dir.), Autour de Hugo d’Oignies, coll. Monographie du Musée des arts anciens du Namurois, 25, cat. exp., Namur, Musée des Arts anciens du Namurois, 29 mai - 30 novembre 2003, Namur, Société archéologique de Namur, 2003, p. 274 - 277.
- Joël Perrin & Sandra Vasco Rocca (dir.), Thesaurus des objets religieux. Meubles, objets, linges, vêtements et instruments de musique du culte catholique romain. Religions objects of the Catholico Faith. Corredo ecclesiastico di culto cattolico, Paris, Caisse nationale des Monuments historiques, éditions du Patrimoine, 1999.
Oeuvre sous la loupe de Mireille Gilbert