Chape dite de Charles Quint

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Objet IRPA : 10061587

Provenance : Ancienne abbaye de Saint-Martin de Tournai

Conservation : Trésor de la cathédrale de Tournai

Datation : fond de 1531 et orfrois de 1572

Dimensions : 320 X 146 cm.


Photos : © Archives de la cathédrale de Tournai. Extraites de I. de Lannoy, Le chapitre de la Toison d’or tenu à Tournai en 1531, Tournai/Louvain-la-Neuve, Archives du Chapitre cathédral / Université catholique de Louvain, 2000 (coll. Tournai – Art et Histoire, 15), p. 51 et 58.


Cette chape somptueuse présente un décor de rinceaux graciles sur un fond de velours rouge et des orfrois brodés de médaillons circulaires et de végétaux participant de l’esthétique renaissante qui se propage dans nos régions dans le premiers tiers du XVIe siècle. Elle trouve son origine dans le don d’un manteau par Charles Quint en 1531 à l’abbaye de Saint-Martin de Tournai, qui en a été le dépositaire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Il était en effet fréquent de transformer des donations d’étoffe ou de vêtements laïcs en habits liturgiques. En témoignent les bords coupés du vêtement, destinés à être adapté à l’usage liturgique, ainsi que les orfrois aux scènes religieuses ajoutés en 1572.

Description

La chape a la forme d’un demi-cercle: légèrement aplati (le diamètre mesure 320 cm, mais la hauteur (au milieu du dos) est de 146 cm.

Sur un fond de velours rouge, les motifs tissés de fils d’or dessinent un réseau dense de rinceaux graciles se déployant à partir d’un vase godronné au centre inférieur de la chape. Tout le bord est cerné d’un entrelac feuillagé, entre deux rubans de petites tresses d’or identiques.

Les orfrois brodés aux fils d’or sont timbrés de trois médaillons, ou tondi moulurés, encadrant des scènes historiées. Elles sont reliées entre elles par des motifs décoratifs floraux brodés au fil d’or et en relief. Chaque orfroi est entouré d’une bordure en relief réalisée au fil d’or : deux doubles fins rubans guipés parallèles se croisent plusieurs fois de suite pour former un quadrillage.

Au centre du chaperon, un grand médaillon central présente une Cène dans un décor brodé aux fils d’or identique aux orfrois.

Une chape faite d’un manteau offert par Charles Quint

ensemble, recto
ensemble, verso

Selon la tradition, cette chape proviendrait d’un manteau de Charles-Quint, offert à la riche abbaye bénédictine de Saint-Martin de Tournai lors du chapitre de la Toison d’Or tenu à Tournai en 1531. L’ordre de la Toison d’Or a été fondé à Bruges le 10 janvier 1430 par Philippe le Bon, dans le but d’égaler le prestige politique de ses rivaux politiques royaux et princiers (1), et avec des objectifs chevaleresques basés sur l’honneur, la fidélité, la loyauté et l’obéissance. Tournai, rattachée au Royaume de France depuis 1187, sous Philippe-Auguste, a été reprise par Charles-Quint en 1521 et est donc rattachée aux Pays-Bas après plus de trois siècles de domination française. Plusieurs sièges importants sont vacants au sein de l’ordre de la Toison d’Or. Charles-Quint choisit la cathédrale de Tournai pour y tenir un chapitre qui devra élire, entre autres, un nouveau chancelier.

Le 28 novembre 1531, Charles-Quint fait sa Joyeuse Entrée à Tournai, rejoint par tous les nobles du pays, les 29 et 30 novembre. Le XXe chapitre de la Toison d’Or s’ouvre le 2 décembre en grandes pompes et entouré de tout le cérémonial religieux qui convient. Messes, cérémonies, processions, festivités et repas se succèdent durant plusieurs jours. L’empereur quitte la ville le 12 décembre. Il a donc séjourné deux semaines à Tournai, durant lesquelles il a été hébergé à l’abbaye Saint-Martin. Charles Quint aurait porté ce manteau de velours rouge brodé d’or et en aurait fait don à l’abbaye en remerciement de son hospitalité.

L’envers de la chape montre bien qu’elle provient d’un manteau dont on aurait recoupé les bords et auquel on a ajouté des orfrois brodés en 1572. Le fond est daté de 1531, mais est peut-être légèrement antérieur. Charles Quint l’aurait porté à l’occasion de ce chapitre de 1531.

En 1792, les moines de Saint-Martin fuient leur monastère et se réfugient en Allemagne avec certains de leurs plus précieux ornements, dont ce manteau. En 1801, lors du Concordat, les ornements reviennent à Tournai. Mais l’abbaye Saint-Martin a été supprimée et l’ornement échoit à la cathédrale. La chape est signalée dans les inventaires de la cathédrale par Le Maistre d’Anstaing en 1843 (2). Au XIXe siècle, les inventaires donnent à cette pièce le nom de « Chape de Charles Quint » ou « Manteau de Charles Quint » (3).

Si nombres de récits légendaires attribuent à des ornements liturgiques une origine royale ou princière – origine qui est en réalité bien souvent fantasmée et destinée à accroitre le prestige de la paroisse –, dans ce cas précis, les empiècements de l’envers de cette pièce prouvent que cette chape a bien été fabriquée à partir d’un manteau. La chape n’est pas doublée et laisse voir l’envers du tissage, comme un négatif de l’endroit. On voit très bien que la pièce a été fabriquée à partir d’un large manteau et l’on peut observer que sa forme initiale n’était pas un demi-cercle. Le long des bords extérieurs, au bas des orfrois, une pièce du même tissu a été ajoutée. Le bord est replié ou la pièce a été recoupée probablement au niveau de l’encolure. On a également ajouté une pièce pour soutenir les lourds orfrois.

La récupération de textiles était chose courante dans l’Église. Les archives de l’abbaye de Saint-Martin ont brûlé en 1940 et ne nous diront pas le nom du donateur. Mais il est certain qu’il s’agissait d’un riche et très prestigieux personnage. Les motifs qui décorent le fond et la date de confection des orfrois peuvent parfaitement correspondre à un don de Charles Quint.

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(1) En Angleterre, ordre de la Jarretière créé en 1348 par Edouard III, et en France, l’ordre de Saint Michel créé par Louis XI en 1469.
(2) I. Le Maistre D’Anstaing, Recherches sur l’histoire et l’architecture de l’église cathédrale de Tournai, t.2, 1843, p. 280.
(3) Tournai, Archives de la cathédrale, Inventaires des objets, ornements et linges de 1843, p. 1 ; de 1884, p. 37 et de 1887, p. 38 ; Fonds des Petites Archives, troisième section, n°14 : lettre de dom Athanase Place, 10 octobre 1802. Cité par Jean Dumoulin et Jacques Pycke, « Trois témoignages de l’empereur Charles Quint conservés à la cathédrale de Tournai : le manteau impérial, une recommandation en faveur de Nicolas Gombert et la formation des choraux », in Isabelle de Lannoy, Le chapitre de la Toison d’or tenu à Tournai en 1531, Tournai/Louvain-la-Neuve, Archives du Chapitre cathédral / Université catholique de Louvain, 2000 (coll. Tournai – Art et Histoire, 15), p. 76-80.

Iconographie

Chaperon de la chape. © IRPA, Bruxelles, cliché X145718

Le chaperon présente une Cène. Les orfrois sont ornés de 6 médaillons avec un cycle de la Passion. Ils se lisent, à gauche, de haut en bas : l’Agonie au Jardin des Oliviers, l’Arrestation du Christ, Pierre tranche l’oreille de Malchus, et le Christ devant Caïphe. À droite, de haut en bas, Pilate se lave les mains, Ecce Homo et le Couronnement d’épines. La Cène représentée dans le chaperon représente le moment où le Christ lève le calice, le moment fondateur du sacrement de l’Eucharistie. Les orfrois racontent la suite de l’histoire : les premiers moments qui suivent son arrestation, sortes d’arrêts sur images qui montrent les souffrances du Christ qui s’apprête à verser Son Sang pour sauver les hommes. Notons que nous ne comptons que onze apôtres et que certains sont très peu visibles, contraints sans doute par le peu d’espace disponible dans le médaillon.

Rappelons que le concile de Trente (1545-1563) insiste fortement sur ce sacrement et sur le phénomène de la Transsubstantiation. Or ces orfrois sont datés de 1575 par une inscription dans un des médaillons.

On retrouve ce cycle de la Passion avec ces six scènes précises dans d’autres ornements brabançons du XVIe siècle. Le thème de la Cène n’est pas fréquent sur les chaperons. On en trouve une sur une chape conservée à Bouvignes dans l’église Saint-Lambert (Objet IRPA 10090146 ou 10104468). Les orfrois représentent les mêmes scènes de la Passion. Une chape en velours rouge conservée à Namur (Musée diocésain et Trésor de la cathédrale Saint-Aubain, MDN 641) présente exactement les mêmes orfrois, les mêmes architectures et personnages, à l’exception du chaperon qui représente une Crucifixion. Ils sortent certainement du même atelier. Mais la présence d’architectures gothiques dans des compartiments rectangulaires les situe plutôt au début du XVIe siècle.

Le cycle de Tournai présente les épisodes dans des médaillons brodés d’une grande finesse et d’une grande richesse, entrecoupés de motifs décoratifs végétaux Renaissance.

L’or nué et la « peinture à l’aiguille » : un savoir-faire exceptionnel

Orfroi de la chape dite de Charles Quint, © IRPA, Bruxelles, cliché X145720

La technique utilisée pour broder les orfrois est celle de l’or nué. Elle est utilisée pour les ornements les plus riches et les plus prestigieux. Les matériaux utilisés sont onéreux et seuls les maîtres et ouvriers des ateliers rompus à l’exercice se voyaient confier ce type de travail. Sur une étoffe de fond, souvent une toile de lin, lorsque le dessin a été reporté, le brodeur couche les fils d’or et en attache les deux extrémités par des petits points. Il attache ensuite les fils métalliques en les recouvrant de soies de couleurs qui forment le dessin, de manière plus ou moins dense, plus ou moins serrée, pour laisser apparaître l’or ou au contraire le recouvrir, de façon à faire apparaître les modelés et à jouer sur les nuances. Les chairs sont réalisées en minuscules points de soie, au passé empiétant, dans cette technique si délicate et si fine qu’on la nomme « peinture à l’aiguille ».

Dans son ouvrage L’Art du Brodeur, paru en 1770, Charles-Germain de Saint-Aubain (4) , fils d’un brodeur parisien, détaille la réalisation de l’or nué. Il précise « qu’il n’y a point d’ouvrage où il faille un assortiment aussi complet de nuances de toutes les couleurs ; le Brodeur doit toujours avoir une vingtaine d’aiguilles enfilées, pour moins s’impatienter, & ne pas perdre l’idée des dégradations de tons qu’il veut donner à son objet : l’or nué est sans doute l’ouvrage le plus long, & celui où il faut réunir le plus de patience à l’intelligence la mieux soutenue. »

Quelques ateliers brabançons à Bruxelles et à Lierre, entre autres, maîtrisaient cette technique. Mais au XVIIIe siècle, à l’époque au Charles-Germain de Saint-Aubin écrit, il signale qu’on n’en voit plus que sur les anciens ornements d’église car le prix est trop élevé et les brodeurs en ont perdu le talent.

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(4) Charles-Germain de Saint-Aubin, L’art du brodeur, Paris, Saillant & Nyon et Desaint, 1761, p. 12.

Bibliographie

  • I. de Lannoy, Le chapitre de la Toison d’or tenu à Tournai en 1531, Tournai/Louvain-la-Neuve, Archives du Chapitre cathédral / Université catholique de Louvain, 2000 (Tournai – Art et Histoire ; 15).
  • Ch.-G. de Saint-Aubin, L’art du brodeur, Paris, Saillant & Nyon et Desaint, 1761(disponible sur [1]).
  • I. Le Maistre d’Anstaing, Recherches sur l’histoire et l’architecture de l’église cathédrale de Tournai, T.2, 1843.


Oeuvre sous la loupe de Mireille Gilbert