Chasuble de Thomas Becket
Chasuble de Thomas Becket de Canterbury
Objet IRPA : 10061595
Provenance : Ancienne abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés de Tournai
Conservation : Trésor de la cathédrale de Tournai
Datation : Fin XIIe siècle (1170 ca selon la légende).
Selon la légende, cette chasuble aurait été offerte par Thomas Becket à l’abbaye de Saint-Martin-des-Prés de Tournai alors qu’il avait été reçu dans l’abbaye sur le chemin de son retour en Angleterre en 1170 après son exil en France.
Exceptionnelle par son état de conservation, cette pièce est un remarquable témoin des habits de soie (ou samit) portés par les ecclésiastiques de haut rang au XIIe siècle. Sa forme ample et longue est celle des anciennes chasubles, ou casula antiques, et son décor composé de galons dessinant une croix en forme de fourche est caractéristique de ces premières chasubles.
Contents
Forme et matériaux
La chasuble a la forme d’un demi-cercle et descend jusqu’aux talons. Elle a la même longueur à l’avant et à l’arrière, ce qui est caractéristique des chasubles antiques, ainsi que le fait remarquer un des premiers à la décrire, le chanoine Jean Cousin en 1620 (1). Une couture réunit les deux bords sur l’avant et une ouverture est prévue pour passer la tête. Elle est réalisée en une seule pièce et ne comporte pas d’ouverture pour les bras. Confectionnée en samit uni pourpre, elle est décorée de bandes tissées aux cartons en fils de soie et d’or. L’encolure en V tronqué est soulignée d’un large galon doré. À l’avant et à l’arrière, le galon descend du centre de l’encolure jusqu’au bas du vêtement. À hauteur de l’estomac, un galon plus fin mais plus décoré remonte de part et d’autre sur les épaules et forme une croix en fourche. Ils se rejoignent dans le dos, à même hauteur, formant là aussi une croix en fourche. Le bas est orné d’un galon doré plus fin.
Quelques années plus tard en 1625, Charles Guéluy, moine de l’Abbaye Saint-Nicolas-des-Prés, rédige une description manuscrite fortement inspirée de celle de Jean Cousin (2). Il avait la chasuble sous les yeux dans l’abbaye où il résidait et a pu l’observer à loisir.
Le matériau est un samit du XIIe siècle. Il s’agit d’une soierie d’origine proche-orientale, très réputée et qui jouit d’un grand prestige durant tout le Moyen Âge. L’étymologie grecque ̶ hexamitos ̶ désigne un sergé de 6 fils. On l’utilise entre autres en paramentique et dans les coussins, carreaux ou riches vêtements (3). Les analyses de colorants réalisées en 2015 par l’IRPA lors d’une opération de conservation montrent qu’il s’agit de kermès, colorant rouge obtenu à partir d’un insecte, la cochenille. Ce colorant était le plus précieux des rouges obtenu au Moyen Âge en Europe et il était privilégié pour la plus haute classe ecclésiastique.
Les analyses réalisées par l’IRPA mettent en évidence que, même si cette chasuble n’a pas été portée à Tournai par Thomas Becket, elle date du XIIe siècle : le matériau, la forme et les motifs concourent à dater cette pièce de cette époque.
Les motifs décoratifs
Le tissu de la chasuble est uni et rouge.
Les bandes décoratives sont exécutées selon la technique dite de « tissage aux cartons ». La fabrication nécessite un métier spécial et est utilisée pour les tissus étroits et les rubans (4).
Les bandes verticales sont ornées de losanges entièrement brodés de petits motifs géométriques, méandres, formes de S aux coins carrés ou svastikas, tous différents. Sur les bandes d’épaules alternent des losanges plus petits et des représentations stylisées évoquant des motifs végétaux (5).
Histoire de la chasuble : la légende du passage de saint Thomas Becket à Tournai
La présence de la chasuble n’est attestée à Tournai à l’abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés qu’au XVIIe siècle, par plusieurs auteurs.
Les témoignages écrits de Jean Cousin et de Charles Gueluy affirment qu’il s’agit d’un cadeau que Thomas Becket a laissé à l’abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés en 1170 en remerciement de l’hospitalité des moines alors qu’il était de retour d’exil vers l’Angleterre. Un autre auteur du XVIIe siècle, Arnould de Raisse, évoque aussi cette chasuble et recoupe les informations (6).
En 1164, Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, avait été contraint à l’exil en France à cause d’un important conflit de juridiction avec le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt. Il trouve refuge à Pontigny en Bourgogne et séjourne en divers endroits en France et en Flandre. En 1170, un accord est trouvé avec le pouvoir royal anglais et Thomas Becket rentre en Angleterre, où il est assassiné le 29 décembre 1170. C’est sur le chemin du retour qu’il serait passé à Tournai et aurait laissé la chasuble dans laquelle il aurait dit la messe.
En 1173, il est canonisé et la chasuble est dès lors considérée comme une relique. À ce titre, elle est vénérée et portée une fois l’an lors de la célébration de la fête de saint Thomas de Cantorbéry, le 29 décembre.
De nombreuses reliques de saint Thomas Becket se trouvent dans les abbayes où il aurait séjourné et/ou il serait passé. Il s’agit principalement d’objets, calices ou anneaux, mais aussi de textiles. Sans surprise, on en retrouve un plus grand nombre dans les régions où il serait passé lors de son voyage de retour vers l’Angleterre, en Artois et dans le sud de la Flandre. La quasi totalité de ces reliques de saint Thomas Becket est vénérée dans des couvents ou abbayes. Mais les sources médiévales fiables ne mentionnent pas l’itinéraire de la Scarpe et de l’Escaut que le saint aurait emprunté pour rentrer chez lui. Il n’est jamais passé dans les villes de Courtrai, Lille, Tournai ou Dixmude qui possèdent ou ont possédé des reliques textiles de saint Thomas Becket (7). Les seuls passages attestés de Thomas Becket dans le nord de la France sont les abbayes de Clairmarais et de Saint-Bertin à Saint-Omer, Gravelines et Wissant où il embarque.
Si rien ne prouve que Thomas Becket soit venu à Tournai, cela ne signifie pas que la chasuble n’est pas authentique. Après l’assassinat du prélat, la relique a pu être apportée à l’abbaye de Saint-Martin-des-Prés. Dans son récit, Charles Gueluy indique la présence de la chasuble à l’abbaye vers 1219-1220. Plusieurs hypothèses peuvent donc être évoquées concernant ce don prestigieux et sur la manière dont il a pu arriver à Tournai (8).
Le culte de saint Thomas Becket se développe donc dans l’abbaye mais aussi dès la première moitié du XIIIe siècle, à Tournai dans la cathédrale où une chapelle lui est consacrée, comme l’atteste le récit de Charles Gueluy.
L’abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés déménage plusieurs fois au cours de son histoire et la chasuble suit les moines. À la Révolution française, elle est emportée par les religieux de l’abbaye et léguée à l’évêché par le dernier chanoine régulier de l’abbaye, Jacques-Gaspard-François Parent en 1838. Elle est très rapidement versée dans le Trésor où les conditions de sa conservation et la faible fréquence de son utilisation favorisent une bonne conservation.
Il est exceptionnel que des pièces de 800 ans nous parviennent dans un tel état de conservation, sans avoir subi au cours des siècles de lourdes restaurations irréversibles. Les travaux menés par l’IRPA en 2015 permettent d’admirer une pièce exceptionnelle et caractéristique des samits portés par les ecclésiastiques de haut rang au XIIe siècle.
Pièces liées
Le Stedelijke Musea Kortrijk possède une chasuble datée du XIe siècle dite également chasuble de Thomas Becket (n° IRPA 3062). Elle a été considérablement retaillée et sa forme n’est plus du tout d’origine. Elle a perdu sa forme circulaire, et s’est fortement échancrée sur l’avant même si ses dimensions restent imposantes : elle mesure 188,5 cm de haut sur 148,5 cm de large. On y retrouve la forme qu’elle avait à l’origine et l’analogie avec celle de Tournai est évidente dans la disposition des orfrois et les motifs de ceux-ci, grecques, méandres et formes géométriques. Le matériau qui forme le fond n’est pas un samit mais une soie (pseudo-lampas).
Le musée Catherijneconvent à Utrecht possède aussi dans ses collections une chasuble de la même époque. Celle-ci présente la même forme que celle de Thomas Becket, elle est dite « de Boniface ». Elle provient d’une église paroissiale de Dokkum situé en Frise dans le nord des Pays-Bas actuels. Elle proviendrait de Byzance et daterait du XIIe siècle (9).
Bibliographie
- J. Cousin, Histoire de Tournay ou quatre livres des chroniques, annales ou démonstrations du christianisme de l’évesché de Tournay, 2 vol., Douai, Marc Wyon, 1619-1620, Troisième livre, p. 279-284.
- Pierre Dehove, « Un patrimoine exceptionnel de l’abbaye Saint-Nicolas-des-Prés : la chasuble de saint Thomas Becket du 12e siècle et le culte de l’archevêque de Cantorbéry à Tournai », in Jacques Pycke (dir), Soie, Laine, Or et Argent. Quatre œuvres textiles majeures du Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016, p. 88 - 100.
- Élisabeth Hardouin-Fugier É, Bernard Berthod et M. Chavent-Fusaro, Les étoffes. Dictionnaire historique, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 1994.
- Jacques Pycke (dir.), Soie, laine, or et argent. Quatre œuvres textiles majeures de Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016.
- Jacques Pycke et M.-A Jacques, L’abbaye tournaisienne de Saint-Nicolas-des-Prés, dite encore de Saint-Médard ou de Saint-Mard (1126 – 1795). Bref historique et patrimoine culturel, coll. Tournai – Art et Histoire, Instruments de travail ; 9), Tournai-Louvain-la-Neuve, 2008 (
- Fanny Van Cleven, « Chasuble Becket: L’opération de conservation », in Jacques Pycke (dir.), Soie, Laine, Or et Argent. Quatre œuvres textiles majeures du Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016, p. 105 - 108.
- Fanny Van Cleven et Ina Vanden Berghe, « Les samits monochromes », in Jacques Pycke (dir.), Soie, Laine, Or et Argent. Quatre œuvres textiles majeures du Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016, p. 101-103.
- Ch.-J. Voisin, « Notice sur une chasuble de saint Thomas de Cantorbéry conservée à Tournai », in Bulletin de la Société historique et littéraire de Tournai, t.2, 1851, p. 251-261.
Notes
(1) Jean Cousin, Histoire de Tournay ou quatre livres des chroniques, annales ou démonstrations du christianisme de l’évesché de Tournay, 2 vol., Douai, Marc Wyon, 1619-1620, Troisième livre, p. 279-284, cité par Pierre Dehove, « Un patrimoine exceptionnel de l’abbaye Saint-Nicolas-des-Prés : la chasuble de saint Thomas Becket du 12e siècle et le culte de l’archevêque de Cantorbéry à Tournai », dans Jacques Pycke (dir), Soie, Laine, Or et Argent. Quatre œuvres textiles majeures du Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016, p. 91.
(2) Charles Gueluy, Progrès et estat de notre abbaye puis l’an 1125 jusque a l’an 1625, chronique inédite, TOURNAI, Archives et Bibliothèque de la Cathédrale, Fonds de l’abbaye Saint-Nicolas-des-Prés, C 11, p.160-161 ; Pierre Dehove, « Un patrimoine exceptionnel de l’abbaye Saint-Nicolas-des-Prés : la chasuble de saint Thomas Becket du 12e siècle et le culte de l’archevêque de Cantorbéry à Tournai », in Jacques PYCKE (dir), Soie, Laine, Or et Argent. Quatre œuvres textiles majeures du Trésor de la Cathédrale de Tournai, Louvain-la-Neuve, Ciaco, i6doc.com, 2016, p. 92.
(3) Élisabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod et Martine Chavent-Fusaro, Les étoffes. Dictionnaire historique, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 1994, p. 339 ; Fanny Van Cleven et Ina Vanden Berghe, « Les samits monochromes », dans Jacques Pycke (dir.), op. cit., p. 101-103.
(4) Elisabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod et Martine Chavent-Fusaro, op. cit., p. 380-381.
(5) Charles-Joseph Voisin, « Notice sur une chasuble de saint Thomas de Cantorbéry conservée à Tournai », in Bulletin de la Société historique et littéraire de Tournai, t. 2, 1851, p. 251-261.
(6) Arnould de Raisse, auteur de deux ouvrages parus en 1626 et 1628 sur les saints et leurs reliques vénérées dans les établissements des Pays-Bas méridionaux. Pierre Dehove, op. cit, p. 94-95.
(7) Lille et Dixmude ont possédé une chasuble, détruite durant la première guerre mondiale. Pierre Dehove, op. cit., p. 95.
(8) Pierre Dehove, op.cit., p. 97-98.
(9) Micha Leeflang et Kees Van Schooten (dir.), Middeleeuwse Borduurkunst uit de Nederlanden, catalogue d’exposition Het geheim van de Middeleeuwen in gouddraad en zijde, Utrecht, Musée Catherine Convent, du 10 avril au 16 août 2015, Utrecht, Musée Catherijnconvent, 2015, p. 142-143.