Dalmatiques de l’ensemble de l’abbaye d’Averbode

From OrnaWiki
Revision as of 20:33, 14 November 2021 by MCC (talk | contribs)
(diff) ← Older revision | Latest revision (diff) | Newer revision → (diff)
Jump to: navigation, search
Fig.1. Dalmatique de 1562. Fond de velours allucialato. Abbaye d'Averbode. © M. Gilbert.

Objets IRPA : 59431 et 59677

Institution : Abbaye d’Averbode

Dimensions : hauteur : 115 cm ; largeur : 115 cm

Datation : 1561 - 1562


Ces deux dalmatiques font partie d’un ensemble conservé à l’abbaye d’Averbode, de l’ordre des Prémontrés, et elles accompagnent une chape (objet IRPA 59147) et une chasuble (objet IRPA 59428), quatre étoles (objets IRPA 11031206, 11031207, 11031208 et 11031210) et trois manipules (11031204). Plusieurs caractéristiques en font un ornement exceptionnel : le fond originel est conservé, les orfrois sont ornés de broderies d’une très grande finesse en or nué. Les claves s’ornent de quatre médaillons circulaires historiés, séparés par un décor Renaissance d’une grande finesse. Ils illustrent le tournant ornemental qui s’amorce dans les textiles liturgiques dès la deuxième moitié du XVIe siècle : une place de plus en plus importante est accordée à l’ornementation, les saints et les scènes sont présentés dans un décor qui occupe la moitié de la surface des orfrois. Mais ces orfrois présentent une iconographie particulière, au sein du corpus des dalmatiques : les saints et saintes qui habitent en général les compartiments ou médaillons sont ici remplacés par des scènes de la vie du Christ et de l’Ancien Testament. De plus, les archives permettent de dater précisément toutes ces pièces, de connaître le nom des brodeurs et les conditions de réalisation de ces pièces. Sur les plages, les armoiries de l’abbé commanditaire, Mathieu S’Volders de Rethy et d’un de ses successeurs montrent qu’on a affaire à un ensemble de prestige.

Un fond de drap d’or et velours

Tout l’ensemble a conservé son fond d’origine, un splendide drap d’or agrémenté de dessins en velours rouge du XVIe siècle, d’origine italienne. Ce velours appelé velluto allucialato, parsemé de bouclettes d’or, est mis en évidence sur un fond plat tissé d’or. Le travail du velours fait ressortir la profondeur des différents champs et les touches d’or font scintiller la parure (1) .

D’abord produits à Lucques, avant Venise et Gênes, leur répertoire décoratif exige une très grande maîtrise. Ces tissus très onéreux habillaient aussi les souverains, les nobles et les riches bourgeois qui affichaient de cette manière leur richesse et leur prestige. Ils ont aussi largement inspiré les peintres et miniaturistes flamands et italiens (2).

____
(1) Françoise Pirenne-Hulin, Splendeur de l’art textile à Liège. Soie, or et argent à la cathédrale et regard sur la tapisserie, Paris, Fr. Pirenne-Hulin éd., 2017, p. 33, 73 et 75 ; Elizabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod et Martine Chavent-Fusaro, Les étoffes. Dictionnaire historique, Paris, Les Éditions de l’amateur, 1994, p. 402 ; Daniel De Jonghe, « Analyse technologique du velours », dans Jean-Marie Cauchies, Albert Houssiau et Françoise Pirenne, « La chasuble de David de Bourgogne » dans Les Feuillets de la Cathédrale de Liège, n° 61-68, 2002, p. 50-51.
(2) Voir à ce sujet la chasuble de David de Bourgogne


Une ornementation de plus en plus présente

Dès la moitié du XVIe siècle, sur les textiles liturgiques, l’ornementation gagne en importance. Cet ensemble est l’un des premiers qui illustrent l’amorce de ce tournant ornemental. Les scènes et personnages sont ici présentés dans des médaillons inscrits dans la largeur des orfrois et laissent un espace libre assez important pour y introduire des motifs ornementaux qui prendront ensuite de plus en plus d’importance et finiront par envahir la surface entière des orfrois au siècle suivant. Preuve que cette ornementation est aussi importante que le motif du médaillon, elle est réalisée dans une broderie en or nué, d’aussi belle qualité que les scènes historiées ou figurées.

Entrelacs de motifs végétaux et floraux, acanthes et cornes d’abondance généreuses constituent le vocabulaire ornemental de ces orfrois, par ailleurs habités de personnages ailés ou non qui naissent au cœur d’une fleur ou supportent une vasque ou un médaillon. Les motifs floraux rouges, bleus ou verts se détachent sur le fond d’or, soulignés par un cordonnet d’or. Ils sont identiques et symétriques sur les claves d’une même face, mais les motifs sont toujours différents et les brodeurs ont fait preuve d’une grande inventivité. Les orfrois sont inscrits dans un galon très travaillé, en gaufrure et guipure sur corde, identique au galon des médaillons.

Fig. 2a. Dalmatique. Objet IRPA 59431. Abbaye d'Averbode. © M. Gilbert
Fig. 2b. Dalmatique. Objet IRPA 59431. Abbaye d'Averbode. © M. Gilbert

Une iconographie particulière

Les orfrois des dalmatiques présentent généralement une iconographie très stéréotypée : on y observe des personnages en pied, les apôtres, les Pères de l’Église , saints et saintes, saints abbés et évêques, reconnaissables à un attribut qui les accompagne, souvent l’instrument de leur martyr. Rares sont les scènes historiées, réservées généralement aux chapes et chasubles. Or cet ensemble déroge à cette règle. Sainte Marguerite d’Antioche et sainte Agnès, présentes sur quasiment toutes les dalmatiques du XVIe siècle se trouvent sur le croison de la chasuble, non pas sur les dalmatiques. Et sur ces dernières, mis à part sur les manches où sont présentés pour l’une les évangéliste, pour l’autre, les Pères de l’Église, ce sont des scènes qui sont représentées. Chacune des dalmatiques présente une face dont les scènes appartiennent au Nouveau Testament, des scènes de la vie du Christ, et une face dont les scènes appartiennent à l’Ancien Testament. Les épisodes n’ont pas été choisis au hasard, il s’agit de scènes de préfiguration ou de typologie biblique.

La dalmatique ou tunique

Huit épisodes de la vie du Christ sont brodés dans des médaillons sur les claves du dos. Sur l’avant, on trouve huit épisodes de l’Ancien Testament qui y font allusion, les scènes de préfiguration, placées dans le même ordre.

De haut en bas, en partant de l’épaule droite, on observe successivement, sur le dos et à l’avant :

  • La Nativité et Moïse sauvé des eaux (Exode, II, 5 et 6)
  • La Circoncision de Jésus et la Circoncision d’Isaac (Genèse, XXI, 4)
  • L’Adoration des mages et Salomon recevant la reine de Saba (Rois, III, Chap. X)
  • Jésus parmi les Docteurs de la loi et Les parents de Tobie s’affligeant de son absence prolongée (Tobie, X, 1-7)

En partant de l’épaule gauche :

  • La Dernière Cène et la Manne céleste (Exode, XVI)
  • L’arrestation du Christ et la Chute des anges rebelles
  • La trahison de Judas et Abner tué traitreusement par Joab (Rois, II, Chap. III, 27)
  • Le Portement de Croix et Isaac porte le bois du sacrifice (Genèse, XXII)

Sur les manches, le décor est complété par les médaillons portant les quatre évangélistes, chacun accompagné de son symbole : saint Jean et l’aigle, saint Luc et le bœuf, saint Mathieu et l’ange et saint Marc et le lion.

La seconde dalmatique ou tunicelle

Sur les claves de l’avant de la tunicelle, huit épisodes de la vie du Christ sont présentés dans les médaillons circulaires et sur le dos, huit scènes de l’Ancien Testament, scènes de préfiguration, placées dans le même ordre de succession.

De haut en bas, en commençant par l’épaule gauche pour la Vie du Christ, et par l’épaule droite pour les scènes préfigurées :

  • Le Christ chasse les marchands du temple et Adam et Ève chassés du paradis (Genèse, III, 27)
  • Le Massacre des Innocents et le Massacre des prêtres de Nobé ordonné par Saül roi d’Israël ( Rois, I, chap. XXII, 17)
  • Jésus ressuscite le fils de la veuve de Naïm et Élie ressuscite le fils de la veuve de Sarepta (Rois, III, chap. XVII, 17 et s.)
  • Le Paiement des 30 deniers à Judas et Joseph vendu par ses frères (Genèse, XXXVII, 25-28)
  • La Crucifixion et Moïse et le serpent d’airain (Nombres, XXI, 6-9)
  • La Descente du Christ aux limbes et Samson enlève les portes de Gaza (Juges, XVI, 3)
  • La Résurrection du Christ et la Résurrection des morts annoncée par Ézechiel (Ézechiel, XXXVII, 1-4)
  • L’Ascension du Christ et Élie emporté par un char de feu (Rois, IV, chap. II, 11 et s.).

Sur les manches, quatre médaillons présentent les Pères de l’Église, assis, la plume à la main devant un écritoire. Chacun est aisément identifiable : saint Grégoire, pape, porte la tiare à triple couronne, saint Augustin en tenue pontificale porte un cœur, saint Jérôme est coiffé de son chapeau de cardinal et est accompagné du lion qu’il apprivoisa dans le désert et saint Ambroise de Milan est en tenue d’évêque.

Le principe de la typologie biblique qui veut que chaque épisode de la vie du Christ se trouve annoncé par un ou plusieurs épisodes de l’Ancien Testament a été largement diffusé à la fin du Moyen Âge surtout grâce à deux ouvrages, la Biblia Pauperum et le Speculum humanae Salvationis, le Miroir de l’humaine Salvation.

La Biblia Pauperum, Bible illustrée qui existe depuis le XIIIe siècle et dont il existait de nombreuses versions en langues vernaculaires, était utilisée par les « pauvres prédicateurs » ̶ les moines mendiants ̶ ou les clercs pour leurs prêches. Le Speculum humanae salvationis, texte anonyme du XIVe siècle, décrit la chute de l’Homme et l’histoire de la rédemption.

Des archives précieuses

Non seulement l’abbaye d’Averbode possède toujours ces pièces brodées, mais les documents d’archives qui concernent leur commande, leur fabrication et les livres de comptes sont aussi conservés. Il est possible de relier les documents aux textiles existants, ce qui est rare. Ces documents du plus grand intérêt permettent de connaître les noms des brodeurs, la date et les conditions de fabrication. Ces documents sont précieux car c’est toujours le nom du commanditaire que retient la postérité.

Cet ensemble fut commandé par le trentième abbé d’Averbode, Mathieu ‘S Volders de Rethy, aux commandes de l’abbaye entre 1546 et 1565. Les textes d’archives permettent de savoir que la tunique et la tunicelle furent exécutées par des ateliers différents. La dalmatique ̶ ou tunique ̶ fut commandée en 1561/62, à deux brodeurs de Lierre, Paul van Ytegem et Edbeth, le fils de François van Ytegem, chef de file des brodeurs de Lierre, et son gendre. Mais le retard dans les travaux incita l’abbaye à faire achever la pièce à Malines où Gommaire Vervaeren réalisa les carnations.

L’année suivante, en 1562, la fabrication de la tunicelle fut confiée aux frères Pierre et Antoine Van Roesbroeck de Lierre. Les contrats précisent que les brodeurs peuvent faire exécuter les carnations ailleurs, mais à leurs frais.

Les bordures et les cadres des médaillons, pour les deux dalmatiques, sont brodées au monastère. L’abbaye fournit les «  patrons » aux brodeurs, mais ceux-ci doivent se procurer eux-mêmes tous les matériaux nécessaire à la confection des pièces, l’or, l’argent, la soie, et les perles qui, probablement, ornaient les galons.

Toutes ces précisions fournies par les archives montrent la division et la spécialisation du travail : le brodeur d’or nué, technique particulièrement difficile, ne réalisait pas toujours lui-même les carnations, au passé empiétant très délicat aussi appelé peinture à l’aiguille.

L’abbé sait ce qu’il veut : il fournit les patrons et le contrat précise les dimensions des orfrois, les qualités des matières et des factures, la date de livraison et le prix.

Un commanditaire prestigieux

L’abbé Mathieu ‘S Volder de Rethy, commanditaire de l’ensemble, a tenu a laisser sa trace sur les textiles prestigieux qu’il a commandés : ses armoiries sont brodées non seulement sur le chaperon de la chape, mais aussi sur les deux dalmatiques. Les plages des dalmatiques portent toutes deux, à l’avant et à l’arrière, un écusson porté par deux anges et sur lequel sont brodées des armoiries. Celles de la chape sont identiques à celles du dos des dalmatiques, ce sont celles de l’abbé ‘S Volders de Rethy. L’avant des dalmatiques porte celles d’un de ses successeurs, l’abbé Mathias Valenteyns, alias Valentini, élu en 1591, à une époque beaucoup plus troublée pour l’abbaye. Ce dernier n’avait plus les moyens d’offrir un ensemble de ce prix et il a fait broder ses armes sur un ornement plus ancien.


Fig.3. Dalmatique, 1562. Dos : les armes de l'abbé 'S Volders. Abbaye d'Averbode. © IRPA, Bruxelle, cliché X086016
Fig.4. Dalmatique, 1562. Dalmatique, 1562. Face avant : les armes de l'abbé Valenteyns. © IRPA, Bruxelles, cliché X086005

La manipulation est facilitée par le fait que les abbés superposent leurs armes à celles de l’abbaye. Les illustrations 3 et 4 montrent que seuls les motifs insérés dans le chevron d’azur changent : les trois motifs trifoliés sont remplacés par des clochettes. Mais d’autres dalmatiques contemporaines, qui portent aussi les armes de l’abbé ‘S Volders au dos, montrent un cartouche avec la date de fabrication : peut-être l’abbé Valenteyns n’a-t-il pas effacé son prédécesseur.

La présence d’armoiries sur des ornements de valeur ou offerts par des donataires illustres n’est pas rare. Cette exposition des armes sur un textile liturgique peut faire croire à un signe d’orgueil. Elle est intrinsèquement liée à la question de la visibilité et de la dignité sous l’Ancien Régime, où il faut paraître et tenir son rang avec éclat. Les armes fonctionnent comme marqueur de la présence, substitut de la personne absente ou disparue. De plus, il existait une rivalité importante entre chapitres et abbayes dans la célébration du Divin Office. Chacun voulait célébrer avec le maximum d’éclat et les textiles jouaient un rôle important dans le lustre apporté aux cérémonies. L’éclat rejaillit sur le donateur.

L’amorce du tournant ornemental

L’Abbé Mathieu ‘S Volders de Rethy est aussi le commanditaire de plusieurs autres pièces. L’abbaye conserve toujours aujourd’hui un ensemble au fond de drap d’or renouvelé comportant sept chapes, dont la fabrication s’échelonna entre 1523 et 1565, œuvre de plusieurs groupes de brodeurs de Lierre, dont un des plus habiles représentants est François Van Ytergem. Les sept chapes appartenaient probablement à des ensembles différents à l’origine, dont certaines pièces ont pu disparaître à cause de l’usure et réunies plus tard en un même ensemble par un fond de drap d’or. Quatre chapes, la chasuble et les dalmatiques portent les armes de l’abbé ‘S Volders.

Mais l’intérêt majeur de ces pièces réside dans le fait que leur fabrication qui s’étire sur quarante ans, entre 1523 et 1565, permet de suivre la naissance de l’ornementation sur les orfrois des textiles liturgiques, l’amorce du tournant ornemental qui triomphe au XVIIe siècle. Depuis la première chape commandée par l’abbé Gérard Vander Scaeft en 1523 (objet IRPA 59118), probablement au brodeur Peter Van Esbeembe de Lierre, et présentant une Trinité et des saints dans des compartiments rectangulaires à l’architecture gothique, on peut observer les réductions successives des espaces destinés aux broderies figuratives et historiées au profit d’une ornementation qui gagne en surface et en exubérance. L’architecture gothique cède la place à des décors Renaissance, des portiques, arcs de triomphe où les écoinçons servent de support aux motifs décoratifs (objets IRPA 59121, 59124, 59145). Les compartiments adoptent une forme chantournée (objets IRPA 59134, 59205, 59438, 59676, 59134), puis ils cèdent la place à des médaillons circulaires, inscrits à l’intérieur des galons laissant un large espace disponible au déploiement d’une ornementation Renaissance (objets IRPA 59126, 59147, 59677 et 59431). Les dates de réalisation, qu’on connaît grâce aux archives, montrent qu’il n’y a pas une évolution linéaire, que les innovations sont suivies de retours à l’ancienne façon de faire. Mais au final, ce mouvement de va-et-vient aboutit à une présence de l’ornement qui gagne en importance, au détriment des broderies historiées et figurées, et qui aboutira au XVIIe siècle, à la disparition totale des motifs historiés et figurés.

Pour en savoir plus…

Sur le velours allucialato :

  • Jean-Marie Cauchies, Albert Houssiau et Françoise Pirenne, « La chasuble de David de Bourgogne », in Les Feuillets de la Cathédrale de Liège, n° 61-68, 2002.

Sur les textiles liturgiques de l’abbaye d’Averbode :

  • Marguerite Calberg, « Les broderies historiées de l’abbaye d’Averbode (XVe siècle) », in Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, XXIII, 1954, 1-2, p. 133-196.
  • Charles Piot, «  Quelques notes concernant les brodeurs belges du XVe siècle et du siècle suivant », in Bulletin des Commissions Royales d’Art et d’Archéologie, 2e année, 1863, p. 225 et s.
  • Placide Lefèvre (O. Praem.), « À propos des broderies historiées exécutées pour l’abbaye d’Averbode au XVIe siècle », in Analecta Praemonstratensia, t. IX, 1933, p. 136-147.


Oeuvre sous la loupe de Mireille Gilbert